Titre : La Maison Fives
Chapitre 1 – Novembre commence toujours un peu avant
C’est drôle comme les saisons semblent accélérer quand on change de vie.
Le 1er août, ils ont tourné la clé d’une grande porte à Lille, quartier Fives. Une grande maison d’angle de 3 niveaux, avec des corniches a repeindre, une cave voûtée en briques, un appartement et deux garages encore vides. Un façade étendu sur 25 metres de trottoir. À leurs yeux, c’était évident : cette maison gigantesque allait devenir La Maison Fives.
Soula a posé sa main sur le mur, comme pour saluer une vieille âme. “C’est ici. C’est sûr.”
Derrière eux, la Normandie. Pas oubliée. Rangée. Comme un bel album qu’on garde dans un tiroir. Huit ans de rénovations, d’ardoises changées sous la pluie, de chambres d’hôtes préparées en silence à 6h du matin, de confitures maison et de poêles qui ronflent. Leur vie là-bas avait été vraie, enracinée, belle. Mais ça n’était plus ici que ça se jouait.
Maintenant, ils étaient en ville. Et la ville, c’était tout autre chose. Ici, tout bouge. Tout vibre. Fives Cail est un quartier en ébullition, en pleine mue, où les grues croisent les vélos, où les anciens entrepôts deviennent des ateliers de cuisine ou des friches culturelles, comme un mini brooklyn. Les vitrines s’éclairent plus tôt, les passants accélèrent dès les premières fraîcheurs d’octobre, emmitouflés dans des manteaux trop chauds pour septembre, pas assez pour décembre.
Ici, il y avait tout à faire. Et trois mois pour tout transformer.
Cinq chambres, chacune avec sa salle de bain. Une salle de petit-déjeuner. Une bibliothèque. Deux garages à métamorphoser en atelier-boutique de céramique. Et une fresque murale qui arrivera au printemps, bien sûr. Ce pignon allait parler.
Soula, les mains plongées dans l’argile, faisait sécher des bols en grès, des assiettes aux teintes douces, des tasses pour les cafés du matin. Elle cuisait aussi les premières séries destinées à la fête d’ouverture, prévue — symbole oblige — le 1er novembre, au lendemain d’Halloween.
“Il faut que ce soit prêt. Il faut que ce soit beau.”
Benoît, lui, jonglait. Il écrivait des e-mails tout en montant des cloisons, composait des playlists de jazz pour rendre les journées plus légères. Une enceinte trônait au milieu du chantier, diffuseur officiel d’ondes calmes.
Maïa, 14 ans, avait quitté le nid quelques semaines plus tôt. Direction Saint-Luc, à Tournai, pour sa première année d’art. Elle partait chaque lundi avec ses carnets et son casques sur les oreilles, mais revenait les week-ends avec des idées plein les poches.
“Je vous filmerai tout,” dit-elle un soir. “Ce sera mon premier court-métrage. Ma famille ouvre un hôtel à Noël.”
Et Lorette, presque 9 ans, s’était donnée pour mission de tout comprendre. Elle dessinait des plans d’étage, comparait les modèles de mitigeurs, posait mille questions. Elle passait de l’atelier de sa mère aux salles de bains en travaux, comme un petit elfe de chantier. “Mais là, la pente pour l’évacuation, elle est bonne ?”
Souvent, elle s’asseyait en haut des escaliers pour lire ou noter dans son carnet : idée pour la fresque – une tasse géante en lévitation ?
La vie à Fives n’était pas encore installée, mais elle se dessinait rapidement.
Et puis un voisin passa.Une boîte dans les bras. “Des vieilles bougies de Noël. C’était à ma femme. Je les garde pas. Vous, vous allez en faire quelque chose, je crois.”
Soula le remercia doucement. Benoît l’invita à la fête.
“On va décorer dès fin octobre,” dit Maïa à ce moment-là, tout sourire.
“Mais c’est bien avant Noël…” répondit le voisin, mi-sérieux.
“Oui. Tant pis pour les puristes. On dira que c’est pour le film.”
Et elle leva sa caméra imaginaire.
Ce soir-là, un café fumait dans une tasse. Le jazz glissait sur les murs nus. Il n’y avait pas encore de rideaux. Pas encore de clients, mais déjà une maison. Pas encore d’hiver, mais déjà l’envie de réconfort.
Ça ressemblait à un tournage. Un tournage de film de Noël. Mais cette fois, le scénario était vrai.